Article publié le 06 Avril 2025 11:00:00
par Katia RENARD

La fatigue compassionnelle : quand l'engagement mène à l'épuisement

Sauver les animaux, prendre soin des plus malheureux, réduire la détresse animale… Tous les salariés et bénévoles d’associations de protection animale et de refuges placent ces missions au cœur de leur travail. Pourtant, nombre d’entre eux reconnaissent s’être « blindés » pour ne pas décrocher devant tant de souffrance. Les conséquences de leur fatigue compassionnelle, ce syndrome qui s’apparente parfois au burn-out, sont dramatiques à la fois pour les structures, les individus et les animaux dont ils ont la charge.

 

Si la détresse animale et la volonté de la soulager est le moteur de l’engagement dans la protection animale, l’exposition quotidienne à la souffrance des animaux finit immanquablement par impacter la santé mentale des salariés et bénévoles d’associations de protection animale. Réale Couchaux, qui a longtemps œuvré en tant que bénévole sur le terrain de la protection animale en Polynésie, a elle-même expérimenté cette usure de la compassion qui affecte le comportement face aux animaux dont on a la charge. « En Polynésie où il n'y a pas de refuges, explique-t-elle, les conditions d'intervention et psychologiques des personnels et bénévoles sont extrêmement difficiles, plus difficiles peut-être qu’en métropole car les euthanasies sont très nombreuses. »

De retour en métropole, la jeune femme qui s’engage à la SPA, au refuge de Laon, constate rapidement des difficultés de fonctionnement, un climat social et environnemental compliqué et très violent générant un épuisement compassionnel des personnels, salariés et bénévoles. C’est à cette époque qu’elle décide de mettre en place un accompagnement des acteurs de la protection animale (personnels de refuge, éducateurs canins, vétérinaires… ). Après une formation de praticienne en relation d'aide et une spécialisation sur la fatigue compassionnelle au Canada et aux Etats-Unis, Réale Couchaux crée Ethik Animara. 

Comment décririez-vous l’état psychologique de fatigue compassionnelle ? En quoi est-ce différent du burn-out ?

Réale Cochaux : La fatigue compassionnelle se caractérise par un épuisement lié à l’exposition permanent à la souffrance d’autrui qu’elle soit animale ou humaine. Le burn-out est davantage un épuisement lié à l’environnement de travail et aux conditions, notamment de pression managériale, d’objectifs à atteindre. Bien évidemment, fatigue compassionnelle et burn-out peuvent se combiner.

Quels sont les symptômes de la fatigue compassionnelle ?

R. C. : L’épuisement physique d’abord. Mental ensuite. On ressent une forte sensation de vide. La perte d’empathie qui s’opère rejaillit sur l’autre, aussi bien l’animal dont on doit prendre soin que les humains qui interagissent avec nous. On se blinde émotionnellement en quelque sorte. On ne sait plus se mettre à la place de l’autre. C’est évidemment problématique pour les animaux et pour l’accueil du public. Pour certains, cela a même des conséquences sur ses relations personnelles, familiales et cela conduit à un retrait social, un isolement qui fait entrer dans un cercle vicieux. On est aussi affecté d’hypersensibilité car les émotions sont contenues jusqu’à ce que la digue émotionnelle cède à l’occasion d’un événement ou d’un autre.

En fait, la personne qui s’est engagée dans la protection animale perd le sens de ce pour quoi elle est là.

Les conséquences sont-elles graves ?

R. C. : Oui car la fatigue compassionnelle impacte à la fois la structure auprès de laquelle la personne s’est engagée (le refuge ou l’association en l’occurrence) et l’individu qui en est affecté et son environnement personnel. Il n’existe pas de chiffres en France pour connaître l’ampleur du problème dans la protection animale mais une enquête réalisée en 2023 aux Etats-Unis a révélé que 9 personnes sur 10 travaillant en refuges animaliers sont atteintes par la fatigue compassionnelle.

Pour le refuge ou l’association, qu’est-ce que cela implique ?

R. C. : Les répercussions sont d’abord visibles sur l’organisation du travail. Les arrêts maladie, démissions, absences non justifiées et récurrentes désorganisent le planning et donc les soins aux animaux. Cela impacte aussi les personnes présentes qui font face à une surcharge de travail. Cela crée une mauvaise ambiance, des conflits avec pour conséquence finale une dégradation plus ou moins importante de la prise en charge des animaux. Cette même dégradation s’observe auprès du public, des futurs adoptants notamment et des bénévoles potentiels qui voudraient rejoindre l’association.  Cette sorte d’anesthésie émotionnelle qui se répand dans la structure est dramatique car un enlisement d’une association dans sa gestion globale est un risque de fermeture (baisse des adoptions, des dons, maltraitance…).

Quelles mesures peut-on mettre en place si on s’aperçoit de l’un ou l’autre des symptômes que vous décrivez ?

R . C. : Il y a trois grands axes de travail pour sortir de cette situation. Le premier consiste à mettre en œuvre au sein de la structure une politique de bien-être au travail, comme cela se fait depuis des années dans les entreprises. Une association, c’est une petite entreprise. Cela implique de repenser son management, de faire monter en compétences sur ces questions de bien-être les responsables d’encadrement. Former des groupes de parole, améliorer la communication, sensibiliser à la détection des symptômes, renforcer l’esprit d’équipe…

Le deuxième axe est la montée en compétences des personnels sur l’intelligence émotionnelle. Par des stages de formation de gestion du public, gestion des conflits… pour verbaliser les émotions, les partager et ne pas les garder pour soi ou chez soi. Il faut aussi créer des groupes d’écoute en cas de stress collectif. Cela se fait beaucoup par ailleurs en cas de choc collectif où des cellules psychologiques sont mises en place.

Enfin, et c’est sans doute le plus important, il faut entretenir ce que j’appelle la satisfaction de compassion des équipes. Les salariés et bénévoles se sont engagés par compassion pour les animaux. Celle-ci ne doit pas se perdre en cours de route. Il faut nourrir leur besoin d’être là pour redonner du sens à l’engagement.

Comment peut-on redonner de la satisfaction de compassion ?

R. C. : Le plus simple à mettre en place est de permettre aux salariés et bénévoles de passer du temps positif avec les animaux. C’est ce pour quoi ils sont venus : donner du bonheur aux animaux qui n’en ont pas eu. Cela se fait par l'aménagement physique et social de l'environnement des animaux, le renforcement du lien affiliatif entre les chiens et l'équipe, par la mise en place d'activités de loisirs, physiques et de flair. En améliorant le bien-être des uns, on renforce la satisfaction de compassion des autres… 

Au niveau individuel, comment savoir si je suis atteint de fatigue compassionnelle ?

R. C. : Cela passe par une analyse du parcours de l'individu (il existe aussi un test) pour savoir où il en est au niveau individuel. On décrit quatre phases de l'engagement : la phase de zèle où on est enthousiaste et motivé dans son engagement, la phase de retrait où la fatigue apparaît, la phase d’irritabilité et la phase zombie où on est indifférent à tout. Identifier où on en est, c’est déjà commencer à prendre soin de soi. Ensuite, il faut passer par un entretien avec son entourage au sein du refuge ou de l’association pour identifier dans quel secteur de sa mission on peut se ressourcer, avoir de la satisfaction de compassion. Au niveau personnel, il faut identifier ce qui nous fait du bien (le « selfcare ») et l’intégrer dans son quotidien pour ne pas s’épuiser. Cela peut-être du sport, des réunions avec des amis, un spa. Il ne faut pas oublier ses propres besoins, ces propres motifs de satisfaction dans la cause que l’on veut servir. Ne pas être victime du « syndrome du sauveur » qui met l’individu au second plan.

Vous apportez votre expertise dans le secteur de la protection animale depuis quelques années. Comment analysez-vous vos interventions ? Comment sont-elles perçues ?

R. C. : J’ai l’impression d’arriver dans un secteur en friches de ce point de vue. La santé mentale dans la protection animale est souvent laissée de côté, ignorée voire méconnue. Et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui que le contexte est difficile en ce moment, donc ce n’est pas la priorité des encadrants. Pourtant, ignorer ce problème, c’est entrer dans un cercle vicieux car plus la situation se dégrade (inflation, nombre d’abandons qui explosent, baisse des adoptions, des dons…), plus les refuges et les associations iront mal et auront besoin d’aide.

Il y a un réel frein culturel à prendre en charge la santé mentale de ses équipes car dès qu’on aborde le sujet, on pense maladie mentale, hôpital psychiatrique. Il y a un gros travail à faire pour déculpabiliser les gens, leur faire prendre conscience du mal-être qui rejaillit sur eux mais aussi sur les animaux dont ils prennent soin. Mon ambition est de leur permettre de soulager leur fardeau.

 

Pour contacter Réale Couchaux,
Site Internet : https://www.ethikanimara.com/
Mail : contact@ethikanimara.com
Tél. : 06 35 63 96 21